Aujourd’hui, je vais tenter d’éclairer la problématique que vit un certain nombre d’entreprises du BTP face à la crise sanitaire sans précédent que nous vivons. Comme dans toutes les professions il a fallu faire avec et gérer les urgences avec des coûts associés incompressibles et une note qui s’alourdie de jour en jour.
Après l’action, les questions viennent :
- Comment vais-je compenser ces dépenses imprévues ?
- Comment puis-je les répercuter sur le maître d’ouvrage et quels arguments avancer ?
- Vais-je être redevable de pénalités de retard si le délai d’exécution du marché est dépassé ?
Des mesures protectrices pour les entreprises rapidement mises en place
Les entreprise du BTP n’ont pas été sommées de demander à leurs salariés de rester chez eux comme cela a été le cas pour certaines professions : restaurateurs, commerçants dont l’activité n’a pas été jugée comme étant de première nécessité. Néanmoins, la profession a été confrontée aux mêmes problématiques que dans les autres secteurs d’activité : absentéisme pour garde d’enfant, en cas de personnes fragiles de l’entourage, mesures de protection à mettre en place et à assurer pour ses salariés avec les coûts qui vont avec, ralentissement de l’activité, difficulté d’approvisionnements etc
De manière un peu exceptionnelle, je vais parler dans cet article de réglementation en citant des textes précis. Quand il faut négocier avec un maître d’ouvrage pour obtenir une rallonge de rémunération il faut avoir des arguments précis et justifiés.
L’Ordonnance n°2020-319 du 25 mars 2020, portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédures ou d’exécution des contrats soumis au Code de la Commande Publique (CCP) pendant la crise sanitaire née de l’épidémie du covid 19, prévoit des mesures destinées à aider les entreprises. Elles sont applicables aux contrats en cours et conclus durant la période courant du 12 mars 2020 jusqu’à la fin de l’état d’urgence sanitaire augmentée d’une durée de 2 mois.
Ces dispositions protectrices sont les suivantes :
- Possibilité de bénéficier d’une avance supérieure au maximum de 60% sans être tenue de constituer une garantie de première demande. Cet aménagement est valable pour un nouveau contrat comme un contrat en cours même si le titulaire avait renoncé à l’avance, lors de la conclusion du marché.
- En cas de suspension d’un marché à prix forfaitaire, échéancier des paiements respecté même si la prestation n’a pu être réalisée. Une régularisation interviendra à l’issue de la période de crise sanitaire.
- En cas de difficulté d’exécution directement lié à l’épidémie, les titulaires bénéficient de délais et les éventuels retards dans l’exécution des prestations ne peuvent donner lieu à des pénalités de retard.
- Conditions d’indemnisation du titulaire du marché sont précisées lorsque le pouvoir adjudicateur est amené à modifier les conditions d’exécution du marché, à annuler des prestations voire à résilier le marché du fait de l’épidémie
Le terme de l’état d’urgence sanitaire étant fixé au 23 mai par cette loi, les dispositions de l’ordonnance sont en vigueur jusqu’au 23 juillet 2020. Or, l’état d’urgence sanitaire a été prolongé jusqu’au 10 juillet par la loi n°2020-546 du 11 mai 2020. Les mesures protectrices pour les entreprises suivent elles la même logique des 2 mois supplémentaires ?
Et bien, non. Les mesures dérogatoires/protectrices prennent donc fin le 23 juillet prochain pour les titulaires de marchés publics.
Est-ce à dire qu’au 23 juillet le covid 19 sera éradiqué et que la vie pourra reprendre son cours normal de l’avant covid ? Cela semble peu probable…
Ce qui est certain c’est qu’à compter du 23 juillet les délais de chantier sont réactivés (ordonnance n°2020-560 du 13 mai 2020) alors que les conditions d’exécution des chantiers restent en “mode dégradé”.
A partir de là, 2 questions se posent :
- Qui va payer les surcoûts liés à l’épidémie ?
- Le dépassement des délais d’exécution du marché va t’il donner lieu à des pénalités de retard ?
Certaines entreprises, les plus structurées, vont prendre les devants et proposer des avenants aux Maître d’Ouvrage. D’autres ne vont pas trop savoir quels arguments présenter pour faire supporter leurs surcoûts au Maître Ouvrage et prendre des garanties pour revoir les délais d’exécution des marchés. Il est en effet impensable que les entreprises subissent une “double peine” :
- Surcoûts liés au covid 19
- Pénalité de retard pour non-respect du délai d’exécution du marché
Conseils pour établir tes demandes sur le partage des frais covid 19
Certaines entreprises ont publié leurs estimations de coût mais elles sont propres à leur organisation et ne peuvent être transposées tel quel à ton entreprise.
Cela donne, néanmoins, un ordre d’idée de ce qui se demande, sans préjuger, de ce qui sera accepté par le Maître d’Ouvrage, au cas par cas.
Jacques Chanut, président de la Fédération Française du bâtiment évalue à 15-20% la baisse de productivité actuelle des entreprises du fait des indispensables mesures sanitaires.
Le groupe vosgien Livio a fait ses calculs et a estimé le coût du covid 19 à 5,60 €/ heure/salarié. Article du moniteur
Si tu te calques à ces chiffres pour calculer ta perte de productivité ou ton coût covid 19, tu risques de te heurter à un maître d’ouvrage qui va vouloir comprendre tes chiffres et demander éléments factuels.
Or, ces chiffres tu les as. Ça va te demander un peu de travail mais si, au bout du compte, tu obtiens gain de cause, ce ne sera pas du temps perdu. Partir du factuel et dire la vérité. Avoir le bon état d’esprit, c’est comme cela que l’on tisse le lien de confiance avec l’acheteur public.
Conseil # 1 : Demande de prolongation de délai d’exécution du marché
Lorsque les délais d’exécution contractuellement prévus ne peuvent être tenus en raison de la pandémie, n’attend pas que ces délais soient atteints.
Rédige une demande expresse par lettre recommandée de prolongation de délai sur le fondement de l’article 6, 1° de l’ordonnance 2020-319 du 25 mars 2020 ;
A minima, tu es sûre d’obtenir 4 mois de prolongation de délai si tu le demandes. C’est écrit dans l’ordonnance (cf. ci-dessous).
Conseil # 2 : Évaluation de la baisse de productivité liée au covid 19 par marché
Ensuite, il te faut comparer ce que tu avais prévu dans ton offre en termes de moyens humains et matériels (ton mémoire technique avec lequel tu as remporté le marché) avec ta réalité aujourd’hui : une baisse de productivité sur les chantiers engendrées par les mesures de protection.
COMPTABILISER les temps augmentés pour respecter le “Guide de préconisations de sécurité sanitaire pour la continuité des activités de la construction – COVID 19” téléchargeable ici
- Respect d’une distance minimale d’un mètre entre les personnes à tout moment, sauf consignes particulières indiquées ci-après.
- Lavage approfondi et fréquent des mains à l’eau et au savon liquide, a minima en début de journée, à chaque changement de tâche, et toutes les 2 heures en cas de port non permanent des gants, après contact impromptu avec d’autres personnes ou port d’objets récemment manipulés par d’autres personnes. Séchage avec essuie-mains en papier à usage unique.
- Désinfection des outils mutualisés,
- Se laver les mains avant de boire, manger et fumer ; si les mains sont visiblement propres, en utilisant une solution hydroalcoolique.
- Personnel manquant : apprentis, stagiaires et alternants mineurs mais également « en raison des gardes d’enfants ou du maintien à domicile des personnes à risques ».
- Les consignes émanant du maître d’ouvrage relatives notamment au nombre de personnes sur le chantier et à la coactivité.
- Approvisionnement ralenti du fait de l’application des mesures covid 19 également chez tes fournisseurs
- (…)
Conseil # 3 : Évaluation du coût covid 19 par marché
Fait un décompte régulier des surcoûts induits par la poursuite du marché imposant la mise en œuvre de moyens supplémentaires qui n’étaient pas prévus au contrat initial et qui représenteraient une charge manifestement excessive au regard de ta situation financière afin d’en obtenir l’indemnisation sur le fondement de l’article 6, 1° de l’ordonnance 2020-319 du 25 mars 2020.
- Personnel en grand déplacement : coût du temps administratif requis pour s’assurer de la disponibilité d’hébergements en chambre individuelle et de la possibilité de restauration.
- Formation du personnel sur chantier au port du masque
- Coût fourniture lié à covid 19 pour les besoins du marché : gel hydroalcoolique sur le chantier et dans les véhicules de chantier, affectation de plus de véhicules sur chantier pour éviter trop de promiscuité ou coût indemnisation utilisation par les salariés de leurs véhicules personnels, crème pour les mains, masques, gants, éventuellement outils supplémentaires pour éviter la mutualisation des outils et les temps associés de nettoyage si port des gants inadapté…
- Mise en place et affectation au chantier d’un référent covid 19 par entreprise
- Mise en place de réunions d’informations régulières voire quotidiennes
- Pour les opérations relevant de la coordination SPS, adaptation opérationnelle sur chantier du à la modification du PGC ou PPSPS en cours de marché
- Frais de garde et de surveillance du chantier
- Frais d’immobilisation de matériel et de personnel
- Perte de rendement du personnel
- (…)
La liste n’est bien évidemment pas exhaustive et dépend des surcoûts réels supportés car il faudra être en capacité de les justifier à la demande du Maître d’Ouvrage. Il voudra que tu justifies tes demandes d’avenants avec du factuel.
Fondement de tes demandes
Article 6, 1° de l’ordonnance 2020-319 du 25 mars 2020 ;
En cas de difficultés d’exécution du contrat, les dispositions suivantes s’appliquent, nonobstant toute stipulation contraire, à l’exception des stipulations qui se trouveraient être plus favorables au titulaire du contrat :
1° Lorsque le titulaire ne peut pas respecter le délai d’exécution d’une ou plusieurs obligations du contrat ou que cette exécution en temps et en heure nécessiterait des moyens dont la mobilisation ferait peser sur le titulaire une charge manifestement excessive, ce délai est prolongé d’une durée au moins équivalente à celle mentionnée à l’article 1er, sur la demande du titulaire avant l’expiration du délai contractuel ;Article 1 de l’ordonnance 2020-319 du 25 mars 2020 ;
(…) la période courant du 12 mars 2020 jusqu’à la fin de l’état d’urgence sanitaire déclaré par l’article 4 de la loi du 23 mars 2020 susvisée [ le 23 mai ], augmentée d’une durée de deux mois.
Une fois tes évaluations réalisées, comment se projeter sur les coûts à venir ?
Quelle méthode de règlement privilégier : avenant global ou pluralité d’avenants pour prendre en charge les surcoûts du covid 19 ?
Je privilégierais la pluralité d’avenants car il paraît difficile de se projeter jusqu’au terme de son marché avec un avenant unique.
Je te conseille de prévoir des demandes d’avenants pour le passé et l’avenir proche (pas plus d’un mois) et de réajuster les demandes suivantes en fonction de tes coûts réels et de l’évolution du contexte économique.
C’est une démarche raisonnable et sensée et je ne vois pas ce que le maître d’ouvrage pourrait objecter. Tu es sensé objectiver tes demandes de coût supplémentaires mais comment le faire sans se transformer en Madame Irma ?
La gestion d’une épidémie mondiale ne fait pas partie de ton cœur de métier et des règles de l’art de la profession.
Les mesures de protection peuvent évoluer, dans le bon sens comme dans le mauvais. Tu devras peut être à nouveau réadapter ton organisation.
Profite également des avances déplafonnées. Ce dispositif a été étendu jusqu’au 10 septembre 2020 par l’Ordonnance du 13 mai 2020.
La négociation avec le Maître d’ouvrage via l’entremise du Maître d’Œuvre, peut prendre du temps… D’autant que tu ne vas pas être le seul concerné. Cela représente de l’avance de trésorerie sans intérêt ni garantie de première demande et c’est toujours bon à prendre.
Et après le 23 juillet 2020, que se passe t’il ?
Rien de moins et rien de plus. Les mesures adoptées par l’ordonnance pour soutenir et accompagner les entreprises restent applicables après le 23 juillet du moment que le contrat en cause a été conclu avant.
Par conséquent, si ton marché a été conclu avant le 23 juillet, tu pourras toujours bénéficier du report de délais contractuels et de l’exonération des pénalités dès lors que les difficultés que tu rencontres dans l’exécution du marché sont directement liées à épidémie ou aux mesures prises pour contenir sa propagation.
Dans tous les cas et indépendamment des ordonnances spécifiques liées au covid 19, il est inconcevable que ces coûts ne soient pas partagés voire pris en charge par le maître d’ouvrage. Le forfait d’un marché de travaux ne peut absorber de telles circonstances imprévisibles et leurs implications économiques.
Les théories jurisprudentielles de la force majeure, de l’imprévision ou des sujétions imprévues vont permettre de baser un certain nombre de demandes.
Dans les circonstances actuelles, la reprise des travaux dans un contexte dégradé ne peut que donner lieu à la conclusion d’avenants transactionnels. Ils peuvent combiner, à la fois, la modification ou l’ajout de prestations, rémunérées par un prix, et l’allocation d’une indemnité. Tout ceci est réalisable dans le respect de la réglementation encadrant les avenants.
Le véritable enjeu est plus d’arriver à un traitement rapide des premières demandes d’indemnisation, afin de compenser les dépenses engagées par les entreprises, que la réelle prise en charge, par la sphère publique, du coût réel du covid 19 qui semble inéluctable.
On récapitule :
- Demande de prolongation de délai d’exécution du marché
- Évaluation de la baisse de productivité liée au covid 19 par marché
- Évaluation du coût covid 19 par marché
Méthode : pluralité d’avenants. Ne pas extrapoler sur les suites de la crise
Et surtout, profite des avances déplafonnées car le traitement des avenants va prendre du temps.